Bellaflore - 7

Publié le 24 Mai 2017

7

 

L’été suivant notre délicieuse rencontre, la grange du vieux fermier était devenue un point de rencontre quotidien. Bellaflore m’y rejoignait, des livres et des écrits sous le bras. Parfois, elle montait un panier rempli de fruits du verger qu’elle me tendait du bas de l’échelle avant de l’aider en lui attrapant sa main. Assis sur une nappe, l’un à côté de l’autre, les pieds dans le vide, nous ne nous lassions jamais de la magnificence de la lande ilienne de Plymouth. De l’étage, nous devinions au loin l’immense phare de Stockton qui venait mille fois dans la nuit déposer sa lumière sur nos genoux. Semblable au balancement de nos jambes, nos  quinze ans flottaient énergiquement entre une enfance déjà lointaine et un monde adulte qui ne nous attirait pas plus que cela. L’instant présent ne durerait pas, alors nous le croquions pleinement. Ce que nous ressentions là-haut n’a jamais rencontré d’égal comme je n’ai pas encore trouvé plus belle que Bellaflore. J’aimais à la regarder sans cesse, à me coucher dans ses cheveux-blés, à boire dans le puits de ses yeux bleus, à courir rêveusement sur son corps pastoral. Une année s’était écoulée, et elle n’avait pas changé.

-Tu sais, Juck, je ne t’ai jamais oublié.  

Guidés par l’insouciance, contrairement à l’an dernier, un vent aventureux nous entrainait à travers l’île à la découverte de recoins inavouables. Son grand-père ne se souciait plus à savoir où nos envies nous menaient. Bellaflore avait grandi, et seule l’heure du retour lui était encore indispensable. Ce que nous respections.

Pour des enfants de quinze ans, en toute génération, les 22 km² de Plymouth constitue un immense terrain de jeu. En ce mois de juillet, nous les foulions sans retenu, avec dans nos têtes, le désir caché de les conquérir. Ainsi, des journées entières de territoires battus se succédaient. Parfois, nous combattions des criques sauvages et désertes, parfois des hauts plateaux, parfois encore des grottes si dangereusement accessibles que nous les concevions vierges depuis la préhistoire.  Les victoires s’empilaient, notre soif d’existence aussi. L’offensive océano-campagnarde était parsemée de pauses, plus ou moins longues, où nous sortions des sacs-à-dos feuilles et crayons. De l’évasion dans l’évasion. De toute part de Plymouth sont nés des poèmes ouverts aux quatre vents qui respiraient  la liberté, chantaient la nature, honoraient notre relation.  Quelques-uns de nos vers servaient même de réponse à de précédents. Je me souviens particulièrement de l’un de nos amis, de ce poème écrit à deux, et qui correspond le mieux à ce que nos âmes pouvaient éprouver.

Le poète a souvent dans sa lointaine bulle

Des chevaux au galop tournant sur une piste;

Et comme un acrobate et comme un funambule,

Sur un fil indistinct se perche, équilibriste.

Le poète a la main qui transperce les murs,

Et son coeur est pourtant son unique instrument ;

Jamais rien ne l’enferme, et toujours les yeux sûrs

Avancent dans un monde où tout semble autrement.

Le poète a souvent sur ses lointaines vagues

Des baleines à bosse autour de son navire

Et comme un esseulé que les abîmes draguent

Regarde, en priant « ciel », le soleil qui délire.

Le poète a le pied tout au-dessus de rien

Et son âme est pourtant son unique instrument ;

Jamais rien ne le pend, le vide est un chemin,

Car toujours les yeux sûrs éveilleront un vent.

 

La romance intérieure nous unissant frayait une autoroute vers l’éclatement des sens que nos poumons fardés d’air pur pompaient… pompaient…pompaient. De n’importe où de l’île, le goût pour l’aventure, les paysages privilégiés et l’amour des lettres, constituaient un puissant et sacré aéropage.

Rien ne laissait alors présager que cette toile idéale de juillet allait brutalement s’obscurcir et notre innocence tout à coup s’écrouler. Rien n’avait changé Bellaflore en un an, quand en un seul jour, tout chez elle serait différent. Et avec elle, devenir moi-même une autre personne, pour toujours. Désormais, quelque chose nous accompagnerait. En août, nous ne serions plus seuls. Il faudrait vivre avec le secret, un terrible secret, et lutter contre nous-mêmes, jusqu’à la fin des temps.

 

L’on frappe à la porte de la caravane. 

-Monsieur Folatro, police de Colbirt, si vous avez cinq minutes, nous aimerions vous parler.

Sans prononcer un seul mot, Juck repli délicatement un poème qu’il glisse tout aussi soigneusement sous le matelas du lit.  Puis, tout en s’essuyant les yeux, passe la tête dans l'embrasure, avant d'ouvrir sa piètre intimité à ses visiteurs officiels. 

Rédigé par wikistrike.com

Publié dans #Bellaflore

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